Je viens de relire mon hommage à Henri Bouquin, mon directeur de thèse. et de clic en clic je retrouve celui de Christophe Faurie sur son blog*. Je crois que tout est dit.
Voici le mien:
Le 8 janvier 2013,
Hommage au Professeur émérite Henri Bouquin
Son Influence doctorale
La Formation des esprits, faire évoluer les esprits…
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Professeurs, Mesdames et Messieurs, je tiens, tout d’abord, à remercier l’équipe organisatrice de m’avoir invitée à la suite de ma soutenance à laquelle mon directeur de thèse n’a pu assister et je le regrette vivement. Je profite de cette occasion afin de remercier le Professeur Catherine Kuszla pour son soutien et Madame Bouquin d’avoir délicatement glissé un petit mot d’encouragement avant ma soutenance.
Intervenant sur le thème de l’influence doctorale, je ferai un détour, si vous me le permettez, sur l’enseignement managérial du Professeur Henri Bouquin qui a contribué à former les esprits d’un bon nombre de dauphinois. Son enseignement consistait à la fois à transmettre des connaissances à travers des ouvrages et des cours et au-delà, sensibiliser à des principes voire à initier des vocations. Je vais vous faire part de ma propre expérience partagée avec d’autres étudiants de ma génération afin d’illustrer cela.
J’ai connu le Professeur Henri Bouquin en tant que membre du conseil de la M.S.G. lors de la réforme des enseignements de 1995. J’étais alors membre du conseil d’UFR en tant qu’élue étudiante que présidait le Professeur Jean-Richard Sulzer. Monsieur le Président Batsch faisait alors lui aussi partie du Conseil comme Monsieur Francis Tabourin. C’est l’année de l’institution des filières de spécialisation dont celle du Contrôle à Dauphine (qui est devenue le Master Contrôle) dont Henri Bouquin assura la responsabilité. Ses propos étaient aiguisés et ses diagnostics toujours ciselés. Il m’impressionnait beaucoup, comme il impressionnait nombre d’étudiants.
Même avant la réforme, sa réputation le précédait. A l’époque, il y avait deux matières où il ne fallait pas échouer en licence de gestion, Contrôle et Finance. En Finance, il y avait un ouvrage très pédagogique, Gestion Financière, du Professeur non moins connu Bernard Colasse et en Contrôle, il y avait le manuel de Comptabilité de gestion d’Henri Bouquin. En en lisant quelques pages les étudiants savaient déjà qu’il faudrait relire certaines à plusieurs reprises avant d’en appliquer les concepts dans les cas pédagogiques que nous devions résoudre. Certains d’entre nous étaient contents de le revendre chez Gibert en fin d’année tant la matière était ardue – aujourd’hui il serait probablement revendu sur Amazon.
D’autres se rabattaient sur le Que-sais-je, de réputation plus accessible. Certes moins calculatoire, il fournissait surtout une puissante grille d’analyse des organisations dans un contexte économique, comme un squelette articulé qui nous serait ultérieurement très utile dans nos différentes expériences professionnelles où nous pourrions l’adapter. Quoiqu’il en soit les cours de contrôle de gestion nous permettaient de faire le lien entre les différentes disciplines qui nous étaient enseignées.
Pour la petite histoire, le titre Contrôle de gestion était déjà pris dans la collection Que-sais-je et le Professeur Henri Bouquin dût l’intituler Les fondements du contrôle qui restera dans les annales malgré tout.
Pour ma part, c’est l’ouvrage Contrôle de gestion (la 3ème édition de 1996) qui m’a marqué: il explique notamment la genèse des outils de la tradition nord-américaine du contrôle de gestion et de ce fait, permet aux praticiens de comprendre pourquoi ils ont été créés et comment y avoir recours à bon escient ainsi que de les adapter le cas échéant. Il m’a donné l’envie d’enseigner en parallèle de mon activité professionnelle dans le privé et, plus tard, d’entreprendre une recherche (sur Le contrôle cognitif de la genèse, est-ce un hasard ?). Je ne suis pas la seule, je pense à d’autres praticiens à l’instar de Gilles David qui ont entrepris la même démarche. Ces ouvrages qui resteront à la postérité, constituent déjà les bases d’une solide formation managériale et contribuent à former les esprits de futurs doctorants en management. Pour ce qui est de la recherche doctorale je me souviens du syllabus très détaillé du D.E.A., traduisant les différentes pierres de soubassement d’un plus grand édifice.
S’arrêter aux ouvrages et aux cours ne serait pas exhaustif pour décrire ce qui contribue à la formation des esprits et à l’influence du Professeur Henri Bouquin, je pense souvent aux principes qu’il nous rappelait et à trois d’entre eux en particulier :
Le premier, repose sur l’idée suivante : la différence entre « contrôle » et « control », entre contrôle de gestion et management control, entre vérifier et rechercher la maîtrise. Elle sous-tend la difficulté de transposer des concepts d’une culture à l’autre qui ne recouvrent pas la même réalité et du vocabulaire qui n’a pas la même signification.
Le second, le contrôle n’exclut pas l’autonomie comme l’autonomie n’exclut pas le contrôle.
Le contrôle trop rigide et procédurier conduit parfois à des aberrations dont témoignent l’actualité, l’autonomie est le garde-fou de son application sans annihiler la créativité. Mais l’autonomie n’exclut pas pour autant de rendre des comptes aux autres, à ses supérieurs ou à ses partenaires, mais aussi à soi-même. Ce dernier est un principe très dynamique et très enrichissant pour soi et pour les autres. Il permet de progresser ensemble. C’est aussi le principe le plus ancien probablement.
Je citerai Daniel Wren[1] pour illustrer mes propos : « l’homme a cherché à contrôler ses actes dès qu’il a souhaité les améliorer. ». Par la suite, il a cherché à les anticiper puis à planifier des projets de plus en plus complexes. Cela me fait penser à l’année où le terme de planification a été retiré du titre du D.E.S.S 202[2], à l’époque, Henri Bouquin m’avait dit : « Ca y est, on va perdre le contrôle », et j’ai répondu « peut-être que nous allons retrouver la maîtrise et que le comptable comprendra qu’il éclaire la route et qu’il ne conduit pas la voiture ;):) ». Quand on observe encore une fois l’actualité, le duo contrôle et maîtrise semble encore ne pas être suffisant, il semble falloir y ajouter la vigilance.
Le troisième, le plus important des principes : celui de la responsabilité des managers. A cet effet, j’avais prévu de faire référence à la plaque [qui n’est pas encore réinstallée] en hommage à Raymond Aron dans la salle [qui vient d’être rénovée] où nous sommes, qui mentionnait: « Faire des hommes libres et responsables »[3]. Continuer à former des esprits indépendants, et comme le soulignait Jean-Louis Beffa, l’ancien P.D.G. de Saint-Gobain, former des individus autonomes, débrouillards qui sachent s’adapter, c’est pourquoi il dit apprécier les universitaires. Même si parfois leur bagage théorique est critiqué – je dis cela en particulier pour les jeunes qui entreront sur le marché du travail cette année – ils sont aussi paradoxalement appréciés pour savoir prendre du recul.
C’est certainement cette mission, à laquelle l’équipe de Dauphine s’est attelée depuis des décennies, qui témoigne du fait que former des esprits est un long chemin délicat, d’autant plus initier des vocations et perpétuer une influence doctorale.
Avant de conclure, je citerai Howard Gardner, [Professeur à la Harvard Graduate School of Education et auteur d’une thèse sur les intelligences multiples[4]], l’enseignant exerce le plus beau métier du monde pour qu’à chaque génération, l’Homme puisse progresser et enrichir ses connaissances.
Pour terminer je vous raconterai cette petite histoire qui rappelle qu’en Sciences Humaines, théorie et pratique, sont indissociables. Elle m’a été confiée par Robert Teller. Lors de son audition au C.N.U., Henri Bouquin était interrogé par Pierre Lassègue[5] sur l’amortissement. Ce dernier n’arrivant pas à le coller il avait conclut :
« Et bien, on a non seulement le concept, mais aussi la pratique de la chose… ».
J’espère avoir été fidèle à la mémoire de mon directeur de thèse. Je suis très fière d’avoir été une de ses doctorantes et hélas, la dernière.
Que ces quelques mots témoignent de ma reconnaissance au Professeur émérite Henri Bouquin.
Recevez l’assurance de mes sincères salutations, Mme Bouquin, Mesdemoiselles ainsi que Philippe.
Catherine Pouget
Docteur en Sciences de gestion
P.S.: En 2010, d’ordinaire très réservée, j’ai pris ma plume pour témoigner à votre époux et père, le respect intellectuel que j’avais pour lui. J’avais appris qu’il avait été souffrant et moi-même ayant eu un accident de santé je lui avais écrit en substance : « J’aurai pu choisir de faire « une école ou Science-po » après mon baccalauréat, mes enseignants de l’époque m’y encourageaient, mais j’ai choisi l’Université afin d’avoir la chance de rencontrer des Professeurs tel que vous ». Je voulais dire érudit, comme l’aurait souligné le Professeur Yvon Pesqueux, savant comme l’a souligné Bernard Colasse, impartial dans leurs propos et dont nous avions la chance de partager pendant un temps, je m’en rends compte aujourd’hui, une partie des connaissances, mais déjà si riche pour nous.
[1] WREN D. A. et BEDEIAN A.G. (2009), Evolution of Management thoughts, John Wiley & Sons, sixth ed.
[2] Il se nommait à l’époque : Stratégie-Planification-Contrôle.
[3] La citation exacte est la suivante : « La liberté politique contribue à rendre les hommes dignes d’elle, à en faire des citoyens ni conformistes ni rebelles, critiques et responsables ». Raymond Aron (1905-1983).
[4] GARDNER H. (1997), Les formes de l’intelligence, Odile Jacob, Paris, 1ère éd. 1983, Basic Books, sous le titre « Frame of Mind », 476 p.
[5] Lassègue a écrit un article célèbre sur le sujet : à propos de l’amortissement, le concept le Mot. Henri Bouquin, qui avait écrit un petit ouvrage sur la question, avait répondu brillamment y compris sur les aspects techniques du sujet. Voyant qu’il n’arrivait pas à le « coller », Pierre Lassègue a conclu en disant « et bien on a non seulement le concept mais aussi la pratique de la chose… ».
Christophe Faurie:
« Ses anciens étudiants ont rappelé l’expérience déconcertante qu’était l’écriture d’une thèse sous sa direction. Car, justement, il n’y avait pas de direction. Il les laissait totalement, et étonnamment, libres. Ce qu’il recherchait, c’était le trait de génie, l’intuition unique, l’idée qu’il n’avait pas. Totale liberté ? Ne les guidait-il pas, pour leur éviter de s’enferrer ? Ne les amenait-il pas vers les terrains où leur talent allait révéler son potentiel ? Et si c’était ce mode surprenant d’encadrement qui en disait le plus long sur ce qu’il entendait par « contrôle » ? Le contrôle de gestion comme humanisme ?
Comment se fait-il, dans ses conditions, que l’on ne parle pas plus de lui ? Parce qu’il n’écrivait pas en américain. A défaut d’avoir publié dans le monde anglo-saxon, et donc d’être reconnu en France, Henri Bouquin a fait l’admiration de l’université allemande et japonaise. Mais, dans un monde de boutiquiers, cela n’a pas d’importance. »