ISEG Group – ISERAM, Colloque international à la Maison de l’Europe
Appel à communications 2013 : Le désordre : une vertu créatrice ?
Catherine Pouget – Cauchy
Docteur ès Sciences de Gestion
Université Paris-Dauphine DRM CNRS UMR 7088
Place du Maréchal de Lattre de Tassigny
75116 Paris Cedex
Ordre et désordre pour innover
Cette communication synthétise comment le désordre peut être créateur en même temps qu’il appelle des règles du jeu afin d’innover.
Le désordre peut favoriser la créativité et parfois être vraiment contre-productif, et inversement, un certain ordre parfois trop rigide peut aussi être bénéfique pour créer et innover. L’innovation serait un processus à la fois individuel et collectif, fait de stabilité et de remises en cause dans un environnement foisonnant pouvant éclore à partir d’une organisation. La mondialisation ou plus exactement les échanges mondiaux existent depuis longtemps (Boulnois, 2002) et se sont intensifiés. La révolution des technologies renouvelle la pratique de ces échanges offrant à la fois un cadre et des bouleversements. Comment tirer profit de l’ordre et du désordre pour créer et innover ? : il faudrait apprendre à gérer contre et avec le désordre.
Introduction
Il est courant de penser que le désordre est une disposition qui facilite la création. Les créateurs en font une vertu. Il est moins souvent envisagé comme un ennemi. Cela ne veut pas pour autant dire que l’ordre est la panacée : Il peut s’avérer un carcan. Cependant il apparaît nécessaire pour innover c’est-à-dire mettre au point et diffuser une un produit ou un service, mais aussi plus en amont lors de l’émergence de l’idée. La gestion de la phase amont s’est accrue notamment pour assurer une meilleurs réactivité face à la demande dans une situation de concurrence accrue² (Lenfle, 2004) ce qui permet aussi de baisser les coûts de conception. L’ordre et le désordre sont deux éléments qui permettraient de créer – avoir une idée –, concevoir – élaborer cette idée – et d’innover. Sont-ils vraiment deux éléments distincts à mélanger ? Ou sont-ils indissociables ? Leur dialogue génère tout un ensemble d’éléments, dont des paradoxes, qu’il faut apprendre à gérer pour faire émerger des idées d’innovation. Les différents domaines de création et de conception ont abordé cette thématique : les innovations d’organisation comme celles des organisations en produit et services. Cependant il est plus rare en ce qui concerne les organisations elles-mêmes qui se créent et se transforment : le désordre est peu étudié en gestion des organisations où la théorie de la rationalité reste un paradigme dominant (Abrahamson et al., 2008). Les dirigeants sont aussi rares à avoir saisi l’importance de la dimension cognitive dans les projets et à favoriser « la création de future réalité organisationnelle » (Viénard, 2004, p.79). Ces questions touchent à la fois les individus, les groupes et les organisations qui font partie d’un environnement qui se nourrit d’ordre et de désordre.Le flou est en partie du au fait qu’il y de l’ordre et du désordre dans les idées, la pensée, la réflexion, la création, la conception, la créativité, la résolution de problème, la décision, l’organisation et l’environnement qui permet de créer et/ de concevoir ainsi que d’innover.
Section 1 Le désordre créatif
Le désordre est considéré comme un atout pour créer, le foisonnement pour être créatif mais ils peuvent aussi être des ennemis de la création.
1.1 Génération d’idée
Le désordre peut faciliter la génération d’idée.
Le désordre permet des combinaisons inédites mais le créateur n’est pas toujours capable de les repérer. En effet le désordre permet de provoquer des situations ou des expériences de pensée (Bellis, 2010) inhabituelles. Pour s’en saisir il faudrait la réorganisation de notre champ perceptif (Brabandère, 2004, p. 37). Aussi le créateur doit être vigilant et savoir se saisir de l’inattendu. Fleming était connu pour avoir un bureau en désordre c’est pendant ses vacances que ses cultures de champignons (staphylocoques) sont envahies par les champignons cultivés par d’autres membres de son laboratoire. A son retour, les staphylocoques sont circonscrits par ceux qui les ont contaminés : Fleming repérant le phénomène ne le jette pas et découvre la pénicilline (Abrahamson et al., 2008, p. 5).
Dans un foisonnement d’informations il est possible que l’idée ne soit pas repérée, rejetée ou oubliée Le traitement, le stockage et l’organisation des informations permettent de repérer les idées novatrices.
Ainsi Cédric Villany (2012) explique qu’à Princeton il passe régulièrement du temps à étaler ces papiers sur le sol devant lui pour repérer des éléments qu’il n’aurait pas vu jusqu’ici et les associer.
Le désordre peut empêcher une idée d’être portée au bon moment. Ordonner prend du temps, nécessite une dynamique de traitement et sollicite l’attention de façon récurrente. Cela peut créer des tensions avec le processus créatif au quotidien.
Le désordre facilite la création mais l’attention est essentielle pour la saisir. Le désordre au niveau du groupe peut aussi encourager la créativité.
1.2 Stimulation de la créativité
Le groupe est connu pour sa dynamique et sa créativité (Anzieu, 2007). Ce que confirment des entrepreneurs comme Bruno Maisonnier, P.D.G. d’Aldebarab Robotics, le père de Nao, le robot qui apporte le café :
« C’est justement parce que nous sommes une petite bande de « chtarbés » qu’on va réussir, les multinationales produisent trop lentement, trop chèrement. ».
La rapidité de création, conception et mise en œuvre favoriseraient la valorisation d’une innovation d’où l’intérêt de raccourcir, d’optimiser le délai de création et de mise en œuvre d’un projet et le groupe le permet. La diffusion de la créativité est plus rapide dans les groupes ou les communautés car elle n’est pas ralentie ni par des procédures, ni par des hiérarchies trop importantes ou trop complexes. La dynamique est préservée et renouvelle la créativité.
1.3 Souplesse pour innover
En organisation l’histoire du désordre reste à faire (Abrahamson et Weller, p. 25). Les organisations les plus à mêmes d’innover conjuguent ouverture et fermeture, rigueur et souplesse pour créer ou innover. Ainsi les sociétés de conseil et d’ingénierie mélangent sur les plateaux projets des individus aux spécialisations et aux compétences distinctes (Viénard, 2004).
L’anarchie permet de s’ouvrir : de trouver d’autres idées. Outre les phénomènes de mode managériale les sociétés de conseils sont les premières à propose des méthodes de comparaison, de benchmarking proposant des analyses de concurrents permettant de trouver de nouvelles idées, des solutions ou des modes opératoires. Cependant l’anarchie n’est pas toujours concluante en témoigne celle causée par la décentralisation que préconisa Durant chez General Motors (Wren, 1998, p. 157).
Les dirigeants avouent eux même que certaines décisions sont prises de façon erratique et bien loin du concept de rationalité au sein de leur organisation malgré les systèmes mis en place (Mintzberg, 1976, p. 53) :
« C’est le plus souvent un processus irrégulier, discontinu, évoluant par à-coups. On remarque dans le développement de la stratégie des périodes de flux, de tâtonnements, de changement partiel et global. ».Et en particulier dans le lancement d’innovation dont le succès ou l’échec est rarement connu à l’avance.
1.4 Catalyse de la création
Les individus évolueraient au sein d’éco-système tout comme les organisations. Leur environnement devrait être particulièrement riche voire turbulent pour être fructueux (Csikszentmihalyi, 2009, p. 182) :
« Les centres de créativité- Athènes à l’époque de sa splendeur, les cités arabes du Xe siècle, Florence à la renaissance, Venise au XVe siècle ; Paris, Londres et Vienne , au XIXe siècle New York au XXe siècle- étaient des villes prospères et cosmopolites. , situé au carrefour de différentes civilisations c’étaient des lieux d’échanges de synthèse d’informations diverses mais aussi des foyers de transformation sociale seront traversés par des conflits entre groupes ethniques, économiques ou sociaux. ».
Le désordre facilite donc la créativité à tous les niveaux. Néanmoins, l’individu doit rester vigilant tandis que les groupes et les communautés sont parfois trop précurseurs et ne trouvent pas d’échos à leur créativité. L’organisation n’échapperait pas à la règle du désordre ordonné qui favorise l’éclosion des idées notamment dans un environnement animé.
Section 2 L’ordre créateur
L’ordre permet de créer. Il canalise la créativité au niveau individuelle, collective et organisationnelle. Il permet de diffuser de façon plus efficace une idée, une innovation.
2.1 Paradigme de pensée
Les savoirs permettent de constituer des grilles d’analyse du réel modulables. Ces dernières sont utilisées pour appréhender le réel plus rapidement, mieux le comprendre et prendre des décisions avec une meilleure conscience de son environnement. Ils permettent aussi de trier et de faire des sélections parmi la somme d’informations disponibles et parfois dissonantes. Certains auteurs parlent de grille managériale (Viénard, 2004). Cependant elles peuvent agir comme des carcans et limiter la perception. A ce propos Gardner reprend la réflexion de D. Hartman (Gardner, 2007, p. 272) :
« Un cadre monolithique, ne permet pas à un esprit critique de s’exprimer […]. Lorsqu’il n’y a qu’une seule vérité évidente, rien n’est jamais remis en question et l’horizon ne s’illumine jamais de la moindre étincelle de créativité. ».
Les schémas mentaux facilitent la réflexion des individus. Néanmoins ils peuvent agir comme des freins lors de découverte ou d’invention. Alors que Roux pense que le microbe des cultures auxquelles il procède est mort, sur le point de les jeter, Pasteur a l’intuition qu’il y a encore le microbe mais sous une forme atténuée. Il poursuit les inoculations avec succès et c’est ainsi que le vaccin est né (Perrot et Schwartz, 2012, p. 89).
Ils sont certes partagés par un groupe ou une communauté mais ne répondent pas toujours à la situation présente sans compter les erreurs de réflexion. Les raccourcis de pensée même s’ils sont partagés conduisent à faire des erreurs dans les démarches et les raisonnements. A contrario, une erreur, un mode opératoire inadapté peut conduire à une trouvaille. C’est en l’absence de Pasteur, que Roux réinocule à des poules des cultures abandonnées auxquelles elles résistent. Paradoxalement ceux les cultures qu’il voudra jeter par la suite.
Comment faire pour je pas écarter la voie fructueuse ? C’est le point délicat. Cette voie ne s’avère « être bonne » qu’après l’avoir empruntée bien souvent. Il est ainsi préconisé de garder en tête plusieurs voies possibles et des les poursuivre comme l’innovateur qui doit préserver plusieurs échos pour trouver un écho, celui qui est juste. Il reste que l’ordre permet de bien connaître son environnement et d’être susceptible d’accueillir la nouveauté, à condition de l’accepter.
L’expertise incite à avoir recours à des schémas voire à des méthodes de résolution standards et parfois détournent des méthodes créatives permettant d’envisager plusieurs modes de résolutions et d’élaguer pas à pas l’arbre de décision (Reed, 2007, p. 496).
L’entraînement qui conduit à l’expertise, celui qui conduit à refaire ce qui a déjà été fait permet non seulement de réaliser un apprentissage mais aussi de faire mieux. S’entrainant à refaire ce qu’ont réalisé nos prédécesseurs peut permettre de les dépasser. Intégrer tout ce qui s’est déjà fait permet aussi de sentir ce qui va probablement être reçu. Le mathématicien Rubinstein souligne qu’ainsi il est capable de proposer de nouvelles combinaisons inédites et immédiates (Gardner, 1998, p. 153). Le danseur, le musicien répètent inlassablement les mêmes enchaînements afin d’aboutir à des créations nouvelles, tout comme le dessinateur designer le fait avec des dessins.
Même en créativité de nombreuses méthodes existent (Anzieu et Martin, 2007, p. 326) pour stimuler la créativité : Mind-mapping, Lateral thinking (Louafa et Perret, 2008, p. 75 et 78) ; Wishful thinking, objet fétiche (Carrier et al., 2010)… en réfléchissant sur un autre secteur (isomorphisme), à partir de la commande client, à partir d’un objet existant, ou par analogie de concepts.
Les individus ont des paradigmes de pensée qui tantôt facilite la créativité mais parfois l’annihile. Le « double-je », la vigilance peuvent alerter contre ces dérives. Le groupe et les communautés peuvent aussi y contribuer.
2.2 Méthodes collectives
Les groupes et les communautés offrent des avantages pour innover. En particulier les communautés scientifiques ou d’experts permettent une certaine reconnaissance (Lubart, 2009, p. 75), pour les créateurs d’entreprises les incubateurs apportent même une certaine légitimité (Chabaud et al. 2005, p. 10)[1]. Outre les apports matériels, ils apportent des idées d’ailleurs les termes de co-création, co-conception et co-design sont prégnants (Hillairet, 2012) : ce serait les utilisateurs experts ou « utilisateurs pionniers » qui initieraient des innovations au plus près des besoins prioritaires des utilisateurs. Et ce parfois même en détournant l’utilisation initiale d’un produit grâce à leur inventivité et créativité. L’efficience de cette phase idéative nécessiterait un bon management de la créativité pour les entreprises qui voudraient se les approprier (ibid., p. 100)
Les groupes sont connus pour utiliser fructueusement des méthodes de créativité (Anzieu et Martin, 2007) qui recoupent en partie celle de générations collectives d’idées (Carrier et al. , 2010, p. 123). Elles peuvent être aussi utilisées dans la résolution de problème ou bien encore pour procéder à des choix, élaborer des diagnostics, contribuant ainsi à la prise de décision. Les techniques utilisées par les groupes qui ont recours à des associations forcées et à une variété de techniques pour les générer et les exprimer plus elles sont nombreuses mais elles ne sont nouvelles dans la majorité des cas que si elles ne sont pas liées à l’idée initiale… (ibid., pp. 119-120). Ainsi, par exemple, les cartes mentales et l’objet fétiche permettent de générer beaucoup d’idées tandis que le wishful thinking ne permet d’en trouver beaucoup. Cependant cette dernière n’impose pas de lien de réflexion avec l’idée initiale, et génère des idées plus prospectives. . La carte mentale participe aussi à la génération d’idées mais en lien avec l’adaptation d’une idée existante.
Etre en communauté permet d’avoir un vocabulaire, des règles et des schémas communs qui faciliter le dialogue. Cela est utile quand la création nécessite une expertise et permet de créer plus vite. Ces bases communes peuvent parfois agir à contre-courant ou ne suffisent pas. Une création pour être mise au point nécessite de dialoguer avec des corps de métiers différents, apportant des compléments ou des nouveautés mais encore faut-il se comprendre.
Les groupes et les communautés par leur recours à des méthodes et/ou à certain nombre de règles stimulent la créativité et participe de la diffusion des innovations.
2.3 Organisations pour la créativité
Les bureaucraties où l’ordre conduit à la rigidité ou au manque de réactivité ont été largement étudiées Friedberg et Crozier alors que les réorganisations conduisant à l’échec le sont moins (Abrahamson, 2008, p. 22) : des organisations trop complexes comme IBM sont inutilisés et conduisent au désordre et des rachats de sociétés innovantes par des grands groupes se sont révélés contre-productives. Les équipes sont cloisonnées et communiquent peu. A contrario les start-up, privilégient les plateaux où ils mélangent les équipes tout en préservant des salles de travail individuel ou de réunion : ils ont créé des espaces où penser individuellement ou réfléchir en groupe. Cette notion d’espace pour penser est aussi remise en place dans les organisations (Bouquin et Fiol, 2007) et dans les territoires (Uzunidis, 2004) à des fins de pilotage ou développement. Ainsi les S’il n’est pas possible de gérer la créativité, il serait possible de gérer pour la créativité (Amabile et Khaire, 2008). Samsung a même isolé ses employés dans « un village » afin de favoriser leur bien-être et leur créativité. D’autres exemples sont bien connus comme la silicon-valley ou Sophia-Antipolis.
Le planning stratégique comme le budget ont été remis en cause. Car ils sont opérants en situation stable, s’ils ne sont pas revus en situation instable ils deviennent un handicap. Ceci s’explique du reste par des procédures budgétaires trop lourdes et/ou trop longues. Ils ont même été supprimés dans certaine organisation et remplacé par le Budget Base Zéro (Bouquin, 2005) qui a été appliqué chez Rhodia par exemple afin de redresser le groupe. Il consiste à évaluer l’utilité de chaque activité et le budget adéquat pour l’assurer afin d’éviter les gaspillages. Les savoirs partagés peuvent être inopérant dans une situation donnée comme les méthodes couramment utilisée. Ce n’est pas parce qu’une méthode est à la mode ou appliquée depuis longtemps qu’elle est nécessairement adéquate à une situation (Abrahamson, 2008) : la méthode Six Sigma pour gérer les rebuts dans la distribution a été mise au point par Motorola. Elle a aussi été appliquée dans les banques comme BnpParibas. Elle ne favorise pas par sa rigueur de traitement l’improvisation ou l’émergence de produits nouveaux.
Les dirigeants d’entreprise pour obtenir l’adhésion à leur vision, à défaut de celle budgétaire, peuvent mettre en œuvre une certaine organisation (Gardner, 2007). Cependant ce n’est pas toujours aisé et nécessite une communication ciblée au sein de l’entreprise puis de son environnement (Gardner, 2007, p. 205). Le président de la Chambre et d’industrie de Lille-Tourcoing-Roubaix réussira à mettre en œuvre le projet ambitieux de développement de l’aéroport de Lille (après Paris et Bruxelles) grâce à des contraintes car elles ont non seulement canalisé son action mais aussi ont facilité les processus de choix et de décision (Grenier, 2003, p. 86). Les normes réglementaires peuvent aussi favoriser une innovation. Ce sera peut-être le cas des nanotechnologies avec les normes de qualité ISO TC 229 et probablement l’application de la directive REACH[2]. Certains économistes ont pu discuter des limites imposées par cette directive. Les acteurs des nanotechnologies ont aussi mis en place des bases de données communes (ICON) d’échanges de connaissances et un code de bonne conduite européen sur la méthodologie de recherche avant même d’avoir des certitudes scientifiques. Quoiqu’il en soit, les nanotechnologies profitent de la protection de niches qui connaîtra ultérieurement probablement une « phase de débordement », de restructuration des marchés. D’ici là les espaces créés de débat publique leur permettront de développer ou de trouver des idées.
L’organisation avec ses procédures, ses outils ou bien encore la réglementation à laquelle elle est soumise sont autant d’éléments qui permettent de gérer pour la créativité.
2.4 Un écosystème favorable
Les organisations auraient des écosystèmes comme les individus. Ce concept a été particulièrement étudié en Entrepreneuriat de l’émergence d’une idée, d’une organisation.
L’alternance ouverture, fermeture permet à la fois de faire progresser la réflexion sur une idée, une innovation. Elle permet ensuite de créer des sas pour leur mise en œuvre.
L’ordre stimule la créativité, facilite la conception, accélère la mise au point et la diffusion des innovations. Néanmoins il ne suffit pas pour créer et innover. Il faut animer le processus de création afin qu’il aboutisse.
Section 3 Orchestrer l’ordre et le désordre
L’ordre et le désordre seraient donc à conjuguer à la fois au niveau des individus, des groupes et des organisations qui interagissent pour faire émerger des idées au sein d’un environnement. Ils seraient même liés, indissociables (Abrahamson et Weller , 2008, p. 25).
3.1 Divergence et convergence
Le temps de la création qui conduit à une innovation n’est pas toujours celui du créateur. Nous sommes des êtres finis qui auront un fin et le temps est un joueur avide qui gagne à tout coup c’est la loi. Le créateur propose un certain point de vue, ordonné qui est confronté à un certain désordre. Celui constitué par les différents points de vue de ses pairs ou bien d’autres partenaires. En juillet dernier le Boson molécule qui serait à l’origine du Big-Bang qu’avait imaginé Peter Hegg en 1964 aurait été confirmé par le CERN : la matière noire et l’énergie aurait donné lieu à la naissance de notre univers grâce au boson. C’est l’accélérateur à particules du CERN qui a permis de valider cette théorie. Hegg a dû surmonter l’incrédulité de ses collègues et trouver des soutiens pour qu’un tel projet aboutisse. Il aura fallu 48 ans pour que sa théorie soit testée… et elle le fut néanmoins de son vivant ce n’est pas le cas de Graham Bell qui ne vit pas l’invention du téléphone. Souvent l’idée originale n’est pas tout à fait le projet comme le projet ne sera pas tout à fait ce qui sera réalisé (Boutinet, 2010) : le créateur aura à gérer cette distorsion.
La pensée est à la fois erratique et floue mais peut aussi être conduite pour créer. Ainsi elle peut produire de grandes découvertes par hasard ou par des expériences de pensées comme Einstein avec la théorie de la relativité ou encore, Thalès qui imagine son théorème en observant l’ombre d’une pyramide ou encore Kekulé ayant découvert la molécule du Benzène lors d’une rêverie (Bellis, 2010; Brabandère, 2004 ; Pinker, 2005 ; Shepard, 2008). Ces expériences de pensée étudiées en neurosciences débouchent sur la créativité dans différents domaines (Rouby, 2012) et semblent être le fruit d’un très long apprentissage (Berthoz, 2003, pp. 319-320).
L’organisation de la pensée est rassurante mais peut être à contre-courant de la créativité. Elle est cependant nécessaire pour concevoir et innover. Les individus peuvent se trouver face à différents cas de figures : soit il est face à une situation qu’il ne connaît pas soit le paradigme de pensée évolue ou change. Ce qu’il sait est peut-être inopérant ou sera mal reçu, un moins qu’il soit précurseur…
Organiser la pensée permet d’épurer, de trier, d’ordonner les informations de manière systématique. Cependant l’individu doit se saisir de la découverte car elle peut se faire par hasard (Galilée) ou un moment de divergence (promenade du mathématicien Poincaré) : La dynamique permet de se maintenir en alerte, d’être vigilant. Mais l’être en permanence serait intenable. La vigilance doit être récurrente sans être contre-productive. Les groupes ou les communautés pourraient nous aider à trouver le rythme adéquat : c’est après quelques semaines de vacances que Pasteur ou Fleming font leur découverte la plus célèbre.
Le créateur fait parfois face à un certain flou dans sa pensée, sa réflexion voir l’organisation liée à projet. Son agenda n’est pas forcément très rigoureux. Y mettre de l’ordre permet d’organiser ses espaces de pensée et sa réflexion et de prendre des décisions. En même temps, il doit se ménager des plages de détente ou bien il doit être assez flexible pour faire des nouvelles rencontres. En effet en alternant les deux temps de la pensée créative, la divergence et la convergence (Guilford, 1967), il nourrit son idée et l’élabore tout comme la rencontre avec des partenaires ou des pairs, qui lui permet aussi de l’objectiver et parfois de la catalyser.
La capacité d’accumuler des pensées et de les transmettre permet d’éviter de réinventer ce que l’Homme sait déjà (Gardner, 1998) ou a déjà produit. Entre rigueur et négligence, l’Homme cognitif (Weil, 2011) grâce à la pensée système, la théorie de l’information et la cybernétique organise contre et avec le désordre (Morin et Le Moigne, 1999).
Les méthodes sont rassurantes mais ne sont pas toujours adaptées. En effet, les méthodologies les plus usitées sont issues du cartésianisme et d’une vision linéaire et séquentielle. Or bien souvent la méthode est elle-même à créer dans des situations de création. Les contraintes permettent d’avoir plus d’idées et de canaliser l’attention ce qui s’avère un fort stimulant créatif.
3.2 Animation de la dynamique et contrôle
Les différentes méthodes de créativité en groupe conduisent à créer des espaces de temps consacrés à la « fantaisie guidée », un certain désordre naît permettant de changer sinon d’ouvrir le paradigme de pensée.
Différents acteurs permettent d’avoir différents points de vue. L’interaction permet le dialogue, qui parfois génère des tensions voire des conflits, mais permet aussi d’améliorer une idée, d’éviter certaines erreurs. Le groupe ou la communauté peut influencer mais n’a pas la capacité d’imposer. Il alimente le processus de création autant qu’il le met en partie sous-contrôle.
Ainsi pour capter la créativité des utilisateurs pionniers il faudrait que les organisations soient plus ouvertes, plus perméables (Hillerait, 2012, p. 100) : les communautés d’expertise que forment les utilisateurs pionniers non seulement sont capables de proposer des solutions clé en main, répondant à des besoins prioritaires et valorisables par leur créativité. D’autant plus que non-contraints par des technologies ils sont plus à même de proposer des idées nouvelles.
3.3 Création d’espace et de contraintes
Un programme rigide est inhibiteur, s’il est conçu comme figé. En revanche s’il est adapté, en prenant garde de ne pas le modifier de façon intempestive, permet un contrôle non pas dans une optique d’évaluation mais d’apprentissage et de progression.
Pour se faire il faut des espaces transitionnels, de confrontation et d’échange, de négociation (Viénard, 2004), des espaces de pensée (Bouquin et Fiol, 2007) pour permettre le dialogue et ouvrir le champ des possibles. De son environnement
Les P.D.G. adoptent plutôt une vision stratégique (Descarpentries et Korda, 2007) permettant de faire régner un ordre nécessaire mais sans tuer la créativité par des règles dont la stricte application risquerait de mener à la bureaucratie : ils préconisent un « désordre créatif ». Des PDG comme Jean-marie Descarpentries (Descarpentries et Korda, 2007, p. 85 et s.) soulignent l’importance de la créativité en entreprise pour faire face à un monde changeant et de l’ordre nécessaire (procédure, planification, budget) « progressivement approprié » au « désordre créatif » afin de satisfaire clients et partenaires, sans tomber dans l’excès d’ordre qui conduirait à la bureaucratie, par une vision (ibid., 2005, p. 85) :
« Comment assurer l’ordre nécessaire. Le moins possible par des règles et des procédures, le plus possible par une vision et des valeurs bien comprises : plus les buts et les valeurs sont partagés, moins les hiérarchies et les procédures sont nécessaires ».
Paradoxalement la planification peut être certes vécue comme une contrainte mais elle est aussi la vision d’un dirigeant et des membres de son organisation ayant intégrées un ensemble de contraintes externes (Grenier, 2003, p. 89) mais aussi internes explicites voire implicites (p.96).
Quand le président de la Chambre et d’industrie de Lille-Tourcoing-Roubaix décide de tripler la capacité d’accueil de son aéroport avec une nouvelle aérogare il profite de nombreuses dissensions internes et externes (Grenier, 2003, p. 84) mais aussi d’un besoin réel et d’un certaine stabilité rendue possible par son élection et une réglementation favorable au rapprochement entre les collectivités et les gestionnaires d’aéroports en même temps que l’instabilité provoquée par des élections régionales et générales de 1992 (ibid., pp. 85-86).
3.4 Ouverture et fermeture
A l’échelle de l’individu, la stabilité et les turbulences seraient aussi source de créativité. Si la créativité naît d’un cadre favorable (Csikszentmihalyi, 2009, p. 176), recherché par bon nombre de cultures (ibid., pp. 178-179),en même temps l’environnement plus large devrait foisonner d’idées et pourrait être parcouru de soubresauts (Csikszentmihalyi, 2009, pp. 182-183).
Il est supposé qu’un cadre favorable à l’espace de la créativité serait plutôt nécessaire mais dans un environnement riche par intermittence (Csikszentmihalyi, 2009, pp.182-183) :
« il faut d’abord établir une distinction entre le macro environnement, le contexte social, culturelles, institutionnel dans lequel vit la personne et le micro environnement dans lequel elle travaille il va sans dire que le contexte le plus large doit posséder une certaine richesse.
Aujourd’hui les créations d’entreprise en biotechnologie, sur le code génétique par exemple, se situent dans des univers instables mais en même temps maintiennent des liens avec des soutiens stables soient académiques soient financiers (Temri et Haddad, 2009, p. 16). Les créations d’entreprise peuvent profiter d’incubateurs catalyseurs du processus entrepreneurial (Berger-Douce, 2003) qui, à la fois leur offrent un soutien – matériel et financier parfois – ainsi que des rencontres au sein de leur réseau, et les soumettent aux jugements de nombreux experts.
Les acteurs régionaux et locaux sont sollicités pour mettre en place des politiques de développement via des forums d’idéation et sont demandeurs de techniques (Carrier et al., p. 123). Et comme nous l’avons vu les techniques qui canalisent les idées sont en même temps plus efficaces quant à la nouveauté des idées quand elles permettent d’étendre ou de changer de paradigme de pensée.
Nos économies modernes de marché, à la fois mondiales et locales, sorte de « village mondialisé », reposeraient sur la concurrence et l’organisation (Adda, 2006, p. 238). La première stimulerait l’innovation et la seconde favoriserait son éclosion par la stabilité. Aussi il est supposé qu’un cadre favorable à l’espace de la créativité serait plutôt nécessaire (Csikszentmihalyi, 2009) tout en l’exposant à un riche environnement.
L’ouverture permet de constater l’existence d’idées, absentes dans certains pays ou complémentaires, de constater façon de faire. Cela permet d’avoir un environnement plus riche, et plus stable car connu. D’autant plus que les organisations peuvent profiter des idées qui sont à leurs portée mais encore faut-il qu’elles aient la capacité de s’ouvrir parfois aux initiatives (Hillerait, 2012, p. 101).
La stabilité et les turbulences seraient aussi source de créativité (Csikszentmihalyi, 2009; Gardner, 2007) au niveau de l’individu comme à l’échelle du groupe ou de l’organisation.Finalement les trois niveaux peuvent s’imbriquer, la question est toujours comment ne pas annihiler la créativité et créant différentes contraintes et parfois des double contraintes qui risquent d’annihiler une idée, un projet ou la créativité
L’environnement, sa réglementation peut donner la stabilité à l’innovation qui en a besoin pour être mise au point ou diffusée, des forums locaux ou régionaux sont l’occasion de générer des idées encore faut-il les transformer (Carrier et al., 2010), l’incubateur au créateur pour catalyser son innovation, l’éco-système de l’individu pour créer. Ainsi à tous les niveaux des espaces sont créés pour penser et réfléchir offrant un peu de stabilité et de repères dans en environnement plus turbulents. La richesse culturelle et les turbulences d’un environnement peut donner des idées, permettre des idées, catalyser aussi des innovations. L’organisation peut aussi avoir besoin de stimulation par la concurrence pour progresser. Tous ces éléments créent parfois des opportunités, parfois des contraintes voir des paradoxes, leur conjugaison aident la société à progresser.
Conclusion
Le désordre favorise l’intuition, à l’incubation et à la créativité. L’ordre permet de guider et résoudre : leur alternance, c’est créer.
Le dialogue entre ordre et désordre sont donc inséparables pour créer et concevoir à l’échelle d’un individu, d’un groupe ou d’une organisation. Ils génèrent des tensions, des interactions et des paradoxes qu’il faut apprendre à gérer. Si la gestion des ces éléments viennent à manquer, ils sont source d’échec. Un certain contrôle est possible fait de vigilance individuelle et d’auto-régulation collective. La création c’est comme le mouvement vital : sa contrainte majeur (le corps, sa matérialisation), l’obstacle, se transforme en moyen et est sans cesse en déséquilibre (Douçot, 2008, p. 262 et p.266) il doit apprendre à se pérpétuer.
Pensée, organisation et environnement entre ordre et désordre indissociables sont les éléments qui constituent les vagues d’innovation. Leur imbrication peut être un puissant catalyseur comme il peut être annihilant.
BIBLIOGRAPHIE
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Orchestrer ordre et désordre pour innover
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